Mes deuils

À 79 ans, j'ai dû faire plusieurs deuils importants

Aussi curieux que cela puisse paraître, il ne m'a pas semblé difficile de ne plus avoir accès brusquement à une foule d'activités prenant place dans mon quotidien. Du moins, parce que je croyais fermement que cette perte serait, sans l'ombre d'un doute, passagère. En même temps que je refusais d'accepter ces changements profonds dans mon existence, il y avait une partie de moi qui semblait écarter tout regret se rapportant de loin ou de près à ma vie antérieure. Comme si mon âge avancé me facilitait les choses en me suggérant que j'avais jusque-là bien profité de la vie et que ce qui m’arrivait était un moindre mal. Et pourtant, quand je m'attardais à ma nouvelle existence, je réalisais qu'elle ne ressemblait en rien à celle que j'avais laissée dernière moi. L'absence apparente de regret cachait-elle de faux espoirs que je refusais d'admettre?

Ma vie professionnelle a basculé

Lorsque l'AVC m'a frappé, j'exerçais toujours ma profession de consultant dans le domaine des communications auprès des directions de stations radiophoniques. J'avais encore certains contrats en cours de réalisation même si depuis quelques années je limitais le plus possible ma charge de travail pour pouvoir profiter de la vie dans d'autres domaines. Pendant au moins deux ans après mon accident, j'ai cru, sans le dire ouvertement, que je pourrais un jour parachever mes engagements professionnels. Mais, il a fallu me rendre à l'évidence. Les choses changent rapidement dans le domaine où j'œuvrais. Le marché de la radio au Québec avec les nouvelles technologies et les nouvelles orientations adoptées par les promoteurs ne me permettaient plus d'envisager une reprise de mes activités. Et surtout, je ne me rendais pas tout à fait compte que mes facultés de communication étaient grandement diminuées, trop pour me remettre à la tâche.

J'ai travaillé toute ma vie dans le secteur des communications. D'abord, dans la vingtaine, comme annonceur et directeur des programmes à la station radiophonique CJMT, à Chicoutimi. Durant cette période, dans les années 1950 et 1960, j'ai eu l'avantage d'être au cœur de l'actualité de ma région particulièrement pour ce qui a trait à la vie des arts. Tous les artistes québécois ou français qui nous visitaient étaient invités à mon micro. J'avais développé une relation étroite avec certains d'entre eux. C'est ce premier travail qui m'a aussi donné l'occasion de me familiariser avec le volet commercial d'une entreprise radiophonique, ce qui m'a outillé pour me lancer en affaires dans ce domaine des années plus tard. Ma carrière s'est poursuivie à Jonquière où pendant une quinzaine d'années j'occupai le poste de directeur de la station de radio CKRS. Par la suite, dans les années 1980, j'eus l'opportunité d'offrir mes services comme consultant à la faveur d'une transformation majeure qui se préparait dans le monde de la radio au Québec. Une à une les stations délaissaient les fréquences AM pour adopter les ondes FM offrant une meilleure qualité sonore à un coût moindre. Mon rôle consistait à répondre aux attentes des investisseurs qui voulaient acquérir le plus grand nombre de petites et moyennes stations pour les convertir au signal FM et aussi former des réseaux régionaux ou provinciaux assurant une rentabilité intéressante pour leur entreprise. J'ai joué pour plusieurs d'entre eux un rôle de consultant auprès du CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) pour obtenir les droits d'achat des postes de radio en place ainsi que les licences d'opération dans le mode FM. J'ai travaillé également pendant plusieurs années pour le regroupement de plusieurs petites et moyennes entreprises à la faveur de l'arrivée de la câblodistribution au Québec.

Mon travail était passionnant. Je croyais pouvoir exercer ce métier jusqu'à la fin de ma vie à un rythme qui me convenait et qui correspondait aussi à une demande de services qui a considérablement diminué au fil des années puisqu'aujourd'hui les stations sont presque toutes rassemblées dans quelques grands réseaux qui ont développé leur propre programmation et leur mode de fonctionnement. Mais mon destin en a décidé autrement.

Les activités sportives au cœur de mon quotidien

Aussi loin que je me souvienne, les activités sportives ont toujours occupé une place importante dans ma vie. La veille de mon accident, je m'adonnais tôt le matin à une randonnée en patin à roues alignées sur la piste cyclable de la Promenade Champlain, à Québec. Comme c'était le cas presque tous les jours en-dehors de la saison hivernale et ce, depuis plusieurs années. L'hiver, mon abonnement à la station de ski Mont-Sainte-Anne me permettait, au moins quatre fois par semaine, de dévaler toutes les pistes que je connaissais comme le fond de ma poche. J'ai pratiqué le ski depuis ma tendre enfance sans interruption. D'ailleurs, durant ma jeunesse, le sport m'a souvent permis d'assouvir mon besoin d'aventure. C'est ainsi qu'au début des années 1950, la pratique du vélo de randonnée, qui connaissait peu d'adeptes chez nous, m'a amené à voyager à travers le Québec et les provinces Maritimes. Je me suis même rendu à New York avec un copain.

Ai-je des regrets aujourd'hui d'avoir dû abandonner toutes ces activités qui faisaient encore partie de mon quotidien à l'aube de mes 79 ans? Il n'est pas facile de répondre à cette question. Il m'arrive, bien sûr, dans mes matins nostalgiques d'imaginer le skieur que j'étais faire quelques descentes sans failles. Mais je m'efforce de ne pas me laisser envahir par la nostalgie. Je tente de me convaincre qu'à mon âge, j'ai profité au maximum tout au long de ma vie des plaisirs que procure la pratique des sports.

L'auto et... l'aventure

L'auto fut pour moi plus qu'un moyen de déplacement. Effectivement, elle a servi mes goûts pour l'aventure. Dès ma sortie du collège, à peine âgé de 18 ans, j'ai sillonné pendant trois mois les routes de plusieurs pays européens avec deux copains scouts. J'étais le seul conducteur. Peu de temps après, c'est le Mexique et le Guatemala qui m'accueillaient avec ma vieille Chevrolet pour une période de trois mois également. Dans ma petite ville de Chicoutimi, je passais pour un grand aventurier. Avec les critères de notre époque et la facilité qu'ont les jeunes, aujourd'hui, de voyager, je ne serais évidemment pas perçu de cette manière. Mon travail d'annonceur et d'administrateur à la radio m'a obligé à me déplacer souvent et sur de grandes distances en automobile un peu partout au Québec et particulièrement à Montréal et Toronto. Durant cette période je pouvais parcourir près de 40 000 kilomètres par année. Je changeais donc de voiture très souvent. Jusqu'au jour où j'ai fait l'acquisition d'un véhicule de type Camp Wagon qui m'a permis de concilier le déplacement et le confort de la maison. Je l'ai utilisé pendant plus de 10 ans pour mes activités d'affaires et mes besoins personnels. Ma famille a pu en profiter à l'occasion de nombreux voyages à travers le Canada. Même si au cours des dernières années précédant mon AVC mon travail ne m'amenait plus à voyager aussi souvent sur les routes du Québec, l'automobile représentait toujours pour moi une liberté facilitant grandement les déplacements.

Qu'en est-il maintenant au lendemain de mon accident cérébral? J'ai perdu cette possibilité d'aller là où je le souhaiterais et quand je le voudrais. C'est ce qui représente une perte importante pour moi. En prenant conscience de la nouvelle réalité qui me confronte, j'ai renoncé définitivement à l'automobile.

Le vin et la bonne chère

La bonne chère s'est inscrite très tôt dans ma vie à la faveur de ma carrière professionnelle qui m'amenait à fréquenter les meilleurs restaurants du Québec à l'occasion de rencontres avec les clients. J'ai goûté à des vins de grande qualité et pu apprécier la cuisine de plusieurs chefs renommés. À la maison, j'ai souvent préparé des plats raffinés à l'instar de mon épouse qui est une excellente cuisinière. Nous étions entourés d'amis bons vivants qui aimaient les vins recherchés et la bonne bouffe. Aujourd'hui, je sais que ces moments privilégiés ne reviendront plus. Il me reste peut-être 50 % des sens du goût et de l'odorat. Les mets que je connais m'interpellent un peu plus mais, même s'ils sont bien présentés, ils n'aiguisent pas davantage mon appétit.

La communication par la parole

C'est l'un des plus grands regrets que j'ai éprouvés : ne pas pouvoir parler et discourir en échangeant avec mes semblables sur différents sujets. Mon métier était basé sur la communication. Toute ma vie j'ai développé et utilisé à souhait mes talents de communicateur. Et tout à coup, plus rien. La parole et la capacité de m'exprimer facilement n'étaient plus sous mon contrôle. Ce que j'arrivais à exprimer était très limité par rapport à ce que je ressentais intérieurement. Souvent, les idées s'installaient dans mon esprit avec des mots et des phrases pour leur donner forme mais j'étais incapable de les projeter hors de moi. Quelle frustration! Cette difficulté a sans doute contribué à m'isoler et à alimenter un certain mutisme de circonstance qui ne m'était pas familier. Loin de là! Trois ans plus tard, j'ai fait des progrès très appréciables pour ce qui est de la parole. Rien de comparable cependant avec mes « belles » années même si c'est un gain important sur le mauvais sort.

La perte de mon autonomie

Ce point est le plus dramatique pour moi. Je n'avais jamais le moindrement imaginé qu'un jour je deviendrais dépendant pour à peu près tout dans l'existence. C'était la catastrophe. Il m'est déjà arrivé, à la suite d'accidents (surtout en ski) de me trouver quelque peu démuni dans ma vie quotidienne. Mais je savais fort bien que c'était pour un temps limité et que je retrouverais quelques semaines plus tard toute ma liberté d'action. J'aurais sans doute accepté alors d'en perdre une petite partie. Rien de comparable avec cet accident vasculaire cérébral qui m'a déshabillé complètement au point de ne pas pouvoir faire les gestes personnels du quotidien sans aide et sans protection. Ce fut vraiment (sans trop insister sur le jeu de mots facile) mon « talon d'Achille ». Je tombais de très haut J'entretenais le rêve de pouvoir un jour retrouver une partie de cette autonomie perdue. Cet espoir qui ne reposait sur aucun pronostic des spécialistes médicaux m'aidait temporairement à supporter mon malheur. Aujourd'hui, je sais que les progrès que j'ai faits sont intéressants mais ne me conduiront pas à la conquête d'une plus grande autonomie.